
Le 23 octobre, devant un auditoire à l’Université McGill, Isabel Wilkerson a déclaré « Cette période d’incertitude et d’instabilité nous invite à nous interroger sur nous-mêmes et sur notre histoire ». La journaliste américaine, lauréate du prix Pulitzer et auteure réputée, prononçait la Conférence Beatty 2025 devant une salle Tanna-Schulich comble.
« Pourquoi sommes-nous si divisés? On ne peut résoudre un problème que l’on refuse de voir, et on ne peut traiter une maladie sans l’avoir diagnostiquée », a-t-elle poursuivi.
La conférencière estime que la surprise exprimée par certaines personnes devant la montée des troubles et des préjugés est due à un refus ou à une incapacité de reconnaître une condition sociale : le système de castes américain.
« Une personne non traitée atteinte d’une maladie du cœur qui fait une crise cardiaque, ça ne surprend pas. C’est la même chose pour les sociétés : si un problème n’est pas reconnu et diagnostiqué, il est impossible de le résoudre ».
Les Noirs américains privés du droit à l’égalité
Bien qu’elle ignore le nom de la plupart de ses ancêtres et leurs histoires individuelles, Isabel Wilkerson a évoqué l’histoire de sa famille et l’influence de celle-ci sur sa motivation et son travail. En effet, l’histoire individuelle et le nom de ses ancêtres ont été largement effacés par les systèmes de pouvoir social et politique qui ont nié l’égalité des Noirs américains et leur ont refusé certains droits fondamentaux. La journaliste a donné de nombreux exemples de cette réalité, notamment les lois qui interdisaient l’enseignement de la lecture et de l’écriture aux Afro-Américains :
« Et me voici aujourd’hui, devant vous, lauréate du prix Pulitzer. Je gagne ma vie en faisant précisément ce que mes ancêtres n’avaient pas le droit de faire. »
En 1994, alors chef du bureau du New York Times à Chicago, Isabel Wilkerson remporte le prix Pulitzer. Elle devient ainsi la première femme afro-américaine à remporter ce prix en journalisme. Son livre publié en 2010, The Warmth of Other Suns: The Epic Story of America’s Great Migration, a également reçu un accueil très favorable.
La journaliste a raconté que son père s’est vu refuser le droit de continuer à piloter des avions après la Seconde Guerre mondiale, malgré son succès à titre de membre de l’escadrille de Tuskegee. Il est donc retourné à l’université pour étudier le génie civil.
« Je suis la fille d’un constructeur de ponts, et je prends cet héritage très au sérieux. Dans mon travail, je cherche à jeter des ponts, à créer des liens, à relier des dimensions déconnectées. »
« On ne peut pas construire un pont sans creuser des deux côtés que l’on cherche à relier », a-t-elle ajouté.
Un diagnostic fondé sur l’histoire de notre espèce
Auteure d’un récent livre à succès intitulé Caste: The Origins of Our Discontents, Isabel Wilkerson a expliqué à son auditoire qu’elle s’efforce d’être rigoureuse dans le choix des mots qu’elle emploie et de la documentation qu’elle consulte, et qu’elle cherche à fournir de l’information et à raconter des récits de la manière la plus neutre possible afin que les lecteurs puissent se forger leur propre opinion à partir de données probantes. Plutôt que d’utiliser des termes comme « raciste » pour décrire l’esclavage, les lois Jim Crow ou les mesures et attitudes qui persistent aujourd’hui, elle décrit un système de castes : une hiérarchie sociale basée sur des critères qui peuvent être énumérés.

Un autre terme qu’elle trouve utile pour aborder à la fois le passé et le présent est celui d’« espèce ».
« Quand nous nous considérons comme une espèce, nous voyons les liens qui nous unissent aux autres espèces, et notre responsabilité de prendre soin de la seule planète que nous avons ».
En étudiant les êtres humains comme les membres d’une espèce, l’auteure peut également aborder les problèmes sociaux comme une scientifique ou un médecin qui diagnostique une maladie.
Comme une inspectrice en bâtiment
En raison du diagnostic qu’elle pose, la journaliste se fait souvent demander de prescrire un remède. Mais Isabel Wilkerson soutient que ce n’est pas son travail, et compare son rôle à celui d’une inspectrice en bâtiment :
« Ce n’est pas le travail de l’inspectrice en bâtiment de réparer la maison. J’ajouterais que les descendants de personnes qui ont été maintenues dans une position inférieure, comme moi, n’ont pas la responsabilité de résoudre un problème qu’ils n’ont pas créé », une déclaration qui a été très applaudie par le public.
« Personne n’a été tenu responsable des 246 années d’esclavage ou des déchirements causés par la guerre de Sécession. Au contraire, des monuments ont été érigés en l’honneur de dirigeants confédérés. Nous n’avons pas abordé cette histoire, nous l’avons encore moins acceptée. En janvier 2021, nous avons même vu un drapeau confédéré flotter à l’intérieur du Capitole. »
Une « empathie radicale » est nécessaire
Bien qu’elle rejette les demandes qui lui sont faites de prescrire un remède aux sociétés en difficulté, Isabel Wilkerson propose néanmoins certaines perspectives apaisantes, notamment « l’empathie radicale » :
« L’empathie radicale consiste à faire l’effort de s’éduquer, d’apprendre l’histoire et d’écouter avec humilité. Il s’agit de comprendre l’expérience d’autrui de son point de vue, et non pas de se demander comment nous nous sentirions à sa place. »
Elle est également d’avis qu’il est possible de tirer une leçon du virus de la COVID, qui a menacé tous les membres de l’espèce humaine :
« Le virus n’avait que faire de la couleur de peau, de la nationalité, du pays d’origine, du sexe, des frontières ou des passeports. Pour lui, tous les humains étaient des membres interconnectés et interdépendants d’une même espèce. »
Le discours complet d’Isabel Wilkerson ainsi que son échange avec Nahlah Ayed, journaliste de la CBC et animatrice de l’émission de radio Ideas, seront diffusés dans l’édition du 3 novembre. Ils seront également accessibles sur le site Web de l’émission et sur les plateformes de balados.