
Quel est le rapport entre une peinture du xive siècle, l’intelligence artificielle et les neurosciences? Ensemble, elles peuvent contribuer au soulagement de la douleur chronique en permettant de mieux la comprendre et de mieux l’exprimer, soutient Hannah Derue, doctorante à l’Université McGill.
Chercheuse au Centre Alan-Edwards de recherche sur la douleur de l’Université McGill, Hannah Derue a fondé PAin+, jeune pousse du secteur des neurosciences qui utilise l’IA et l’art pour aider les personnes en proie à des douleurs chroniques à exprimer et à soulager leur souffrance. Dans le cadre d’un partenariat à la fois audacieux et novateur, l’entreprise a tiré parti du programme de libre accès aux images de la National Gallery of Art, à Washington, pour concevoir un outil qui pourrait amener les cliniciens et les patients à comprendre la douleur autrement, et les institutions artistiques, à contribuer à la santé publique.
« Notre plateforme permet de représenter visuellement la douleur. Les utilisateurs choisissent une œuvre d’art puis, à l’aide d’invites textuelles simples, la façonnent à l’image de ce qu’ils ressentent. Il est aussi possible d’illustrer sa douleur à partir d’une toile blanche », explique la chercheuse, elle-même aux prises avec de multiples affections causant des douleurs chroniques.
L’histoire de cette collaboration avec le musée remonte à 2023. Alors dans la région pour assister à une conférence sur les neurosciences, Hannah Derue s’est rendue à la National Gallery of Art et a rencontré par hasard Justyna Badach, responsable des images au musée. Elles se sont comprises immédiatement, les deux devant composer quotidiennement, à leur façon, avec la douleur chronique.
« Mon mari a subi une lésion médullaire et souffre depuis de douleurs récurrentes, explique Justyna Badach. Souvent, il n’arrivait pas à décrire ses douleurs aux médecins. Il évaluait sa douleur à 6 sur 10, par exemple, même lorsqu’il ne pouvait pas marcher. J’ai donc tout de suite compris l’objectif d’Hannah. »
L’art pour exprimer l’inexprimable

De cette première rencontre est née une collaboration. La National Gallery a accordé à l’équipe de Hannah Derue l’accès à plus de 20 000 œuvres d’art numérisées; c’est l’un des premiers projets de recherche en IA et en neurosciences reposant sur l’utilisation des images en libre accès du musée. Sur la plateforme PAin+, on utilise ces images, ainsi que des outils d’IA et de traitement du langage, pour permettre aux utilisateurs de représenter leur douleur sous forme visuelle et textuelle.
La douleur chronique, définie comme une douleur persistant pendant au moins trois mois, touche une personne sur cinq. Pourtant, elle reste notoirement difficile à quantifier. Les outils standards, comme les échelles de notation, s’avèrent souvent trop rudimentaires pour traduire une expérience à la fois intime et complexe, souligne Hannah Derue.
« Il est impossible de mesurer la douleur au moyen d’un test sanguin, fait-elle observer. Nous ne tentons pas de la réduire à des données purement quantitatives : au contraire, nous nous intéressons à ses dimensions qualitatives afin de mieux en saisir les nuances et d’offrir une représentation plus parlante aux utilisateurs et aux prestataires de soins de santé. »
Les utilisateurs peuvent s’inspirer d’une œuvre d’art ou créer une image originale, qu’ils façonnent ensuite à l’aide d’invites en langage naturel. La plateforme analyse ces descriptions pour détecter des schémas émotionnels et linguistiques qui permettront aux utilisateurs et aux cliniciens de repérer les facteurs déclenchant la douleur et les variations de la douleur au fil du temps.
Deux approches, une solution

Dès les premiers entretiens avec des personnes souffrant de douleurs chroniques, l’équipe de Hannah Derue a cerné deux approches distinctes : d’un côté, les utilisateurs désireux d’utiliser l’art pour exprimer leur douleur; de l’autre, ceux souhaitant l’utiliser comme exutoire.
« Dans le contexte de la crise des opioïdes, nous sommes dans une situation où de nombreux médicaments contre la douleur aiguë ne soulagent pas la douleur chronique. Nous explorons des approches non médicamenteuses et fondées sur l’art pour offrir des soins plus personnalisés », explique Hannah Derue.
Plutôt que d’imposer l’une des deux approches, l’équipe de PAin+ a choisi de retenir les deux. Ainsi, les utilisateurs peuvent interagir comme ils le veulent avec les œuvres, soit s’en servir pour illustrer leur douleur, pour la soulager ou pour faire de la réinterprétation.
Justyna Badach indique que l’équipe du musée est enthousiaste à l’idée de participer au projet.
« La démarche s’inscrit dans notre mission : encourager la créativité et l’innovation, explique-t-elle. Les musées ne sont pas uniquement des lieux de préservation de l’histoire : ce sont aussi des lieux d’expérience humaine. »
Hannah Derue souligne le rôle clé que l’Université McGill a joué dans la transformation de son idée de recherche en jeune pousse : grâce au soutien du Centre McGill Engine, de l’initiative Un cerveau sain pour une vie saine (CSVS), de la Plateforme d’innovation clinique et du Bureau de l’innovation et des partenariats, PAin+ a reçu plus de 75 000 dollars en financement de départ.
« Je ne m’attendais pas à ce que mon doctorat en neurosciences m’amène à fonder une entreprise. Je n’aurais jamais pu aller aussi loin sans l’aide de McGill. Si vous portez une idée audacieuse ou qui sort des sentiers battus, sachez qu’une communauté bienveillante est prête à vous épauler. »
PAin+ a récemment obtenu des fonds pour la commercialisation auprès de l’initiative CSVS et, cet automne, l’équipe a entrepris l’étape de la validation de principe, d’une durée de six mois. Parallèlement, elle travaille avec l’Unité de gestion de la douleur Alan-Edwards de l’Université McGill et d’autres partenaires à la mise à l’essai en conditions réelles.
Art, santé et avenir de l’interdisciplinarité en sciences
Hannah Derue et Justyna Badach ont présenté leur projet collaboratif lors de la conférence virtuelle MuseumNext, qui rassemble des spécialistes en muséologie du monde entier.
« La réaction a été extraordinaire, raconte Justyna Badach. Des équipes muséales de partout dans le monde ont découvert avec intérêt comment l’art pouvait interagir avec la santé et le bien-être. »
Elle ajoute que la National Gallery of Art – l’un des premiers musées à avoir adopté le libre accès et l’entrée gratuite – s’est engagée à se porter à la rencontre du public au-delà de ses murs. « Les gens ne viennent pas au musée uniquement pour s’instruire, mais aussi pour s’apaiser, tisser des liens et se ressourcer, et les projets comme celui-ci viennent répondre à ces besoins. »
Perspectives
Le projet PAin+ porte sur la douleur chronique, mais Hannah Derue estime que la plateforme pourrait également bénéficier aux personnes atteintes d’autres troubles de santé invisibles. « Cette approche pourrait aisément s’étendre à toutes les expériences difficiles à mettre en mots, comme l’anxiété et la dépression », avance-t-elle.
« Ce n’est pas uniquement une question de technologie, mais aussi une question de lien humain. Et je crois que c’est dans ce lien que la science et l’art, réunis, atteignent leur pleine puissance. »