Pendant la collation des grades, un cri provenant du fond de la salle vient interrompre mon allocution : « Tu devrais avoir honte, Saini! Écoute tes étudiants! »
Depuis le 7 octobre 2023, des cris semblables retentissent un peu partout sur les campus du pays, et de plus en plus fort depuis l’apparition des campements. On espère ainsi contraindre les universités à prendre parti, par leurs décisions et leurs actions, dans un conflit géopolitique qui se déroule à l’autre bout du monde. Or, pareille prise de position déborderait largement le cadre de leur mission.
Chaque fois qu’on m’a ainsi interpellé, je me suis demandé de qui provenaient ces demandes. D’une poignée d’étudiants et d’étudiantes qui ont l’habitude de pousser les hauts cris, en se cachant presque toujours derrière un masque? De ceux et celles qui disent être la cible d’intimidation sur le campus et qui redoutent ces gestes au point de ne plus venir à leurs cours? De ceux et celles qui, profondément blessés, sont en quête d’empathie et appellent à l’aide? De ceux et celles qui me rappellent qu’il y a deux grands acteurs dans ce conflit et que lorsque vient le moment de distinguer l’assaillant de la victime, les opinions divergent? Ou de la majorité silencieuse qui souhaite simplement suivre ses cours et dont les murmures, se perdant dans les hauts cris, sont inaudibles?
J’ai le privilège de travailler avec une formidable cohorte de 40 000 étudiants et étudiantes aux identités, nationalités, croyances et opinions politiques multiples. Il est de mon devoir d’être à l’écoute de tous ces étudiants et étudiantes.
En ce qui concerne la crise au Moyen-Orient, les étudiants et étudiantes ont des points de vue divergents sur une guerre aux conséquences dévastatrices tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens, et qui marque profondément – sur un plan très personnel – de nombreux membres de notre communauté. Devant les émotions complexes et bien réelles que suscite cette crise, les dirigeants d’universités ont un devoir d’empathie. C’est là une tâche infiniment plus compliquée que semblent le croire les forces coercitives qui malmènent les universités pour les contraindre à prendre parti. En cédant à ces pressions, non seulement les universités sortiraient largement du cadre de leur mission académique, mais elles iraient carrément à l’encontre de cette dernière.
Mes parents sont des survivants de l’effroyable bain de sang qui a marqué la Partition des Indes, et j’ai moi-même vécu trois guerres. La dévastation, les divisions et le sectarisme qu’engendrent les conflits violents ne me sont nullement étrangers. J’appelle de tous mes vœux l’installation d’une paix durable entre Palestiniens et Israéliens, mais cette perspective leur appartient à eux; c’est à eux d’abord et avant tout qu’il incombe d’en arriver à cette paix. Même si elles le pouvaient, les universités ne sauraient imposer une solution à l’une ou à l’autre partie.
Une université se doit d’être un lieu de formation, de foisonnement des idées et d’échanges constructifs. Cela va de soi, me direz-vous. Et pourtant, ce rôle est d’une incroyable complexité, surtout dans le contexte actuel, où la nuance est beaucoup trop souvent évacuée au profit d’idéologies dogmatiques emmurées dans des chambres d’écho. Lorsque des militants exigent des universités qu’elles souscrivent à leur discours et à nul autre, ou qu’elles prennent des mesures visant essentiellement à décimer ou à dénigrer la partie adverse, ils leur demandent ni plus ni moins d’abdiquer ce rôle. Trop souvent, ces militants n’admettent aucune contestation de leurs revendications : ils exigent qu’elles soient satisfaites et sont déterminés à prendre tous les moyens qu’il faut pour imposer leur volonté.
Voilà où nous en sommes. C’est une situation troublante et dangereuse pour les universités, mais plus largement pour l’ensemble de la société.
Dans ce contexte, les universités doivent être de hauts lieux d’ouverture et de résistance aux discours polarisants; elles doivent se glisser dans cette zone grise, pleine d’ambiguïtés, située entre des « vérités » que d’aucuns jugent incontestables. Cette zone est le théâtre de tous les apprentissages et de toutes les idées, quêtes et découvertes. Il n’est pas facile en ce moment d’inviter les étudiants et étudiantes à nous rejoindre dans cette zone, j’en conviens. Mais je ne désespère pas. Au cours des dernières semaines, j’ai rencontré de nombreux groupes d’étudiants mcgillois qui, ensemble, composent une mosaïque d’identités et d’opinions divergentes sur le conflit. Ils et elles m’ont parlé de l’angoisse qui les étreint à la vue des calamités affligeant certaines parties du monde et de la peur que fait naître chez eux la haine sévissant ici même, chez nous. Ils et elles attendent de leur université qu’elle prenne acte de leur humanité, agisse avec empathie, adhère à des principes et leur offre un milieu où ils et elles pourront réaliser pleinement leurs aspirations, dans la fierté de leur identité.
Ce sont là des attentes éminemment raisonnables. Leur transversalité nous permet d’espérer que les différences n’empêchent en rien les échanges et le dialogue. Voilà comment l’université peut devenir un modèle pour la société civile.
« Écoute tes étudiants! ». Alors oui, bien sûr, j’entends répondre à cet appel.
Et j’écouterai tous mes étudiants.
Deep Saini est le recteur et vice-chancelier de l’Université McGill
Cet texte d’opinion a été initialement publié dans La Presse le 8 août 2024.